Chez le père, il est en
bois brut. Taillé grossièrement au cutter, on le trouve rangé dans
la boite à outils, posé dans le même espace qu'un vieux tournevis
jaune, et côtoyant quelques clous. Ce n'est pas souvent qu'on le
sort. Et quand c'est le cas, c'est généralement pour écrire sur
les murs. Pour marquer la hauteur d'une nouvelle étagère. Ou bien,
parfois aussi, pour mesurer les enfants qui grandissent, contre le
chambranle de la porte de la cuisine.
Chez la mère, il est
gris argenté et pourvu d'une gomme blanche à son bout. Un peu
oublié, il gît, plus ou moins bien taillé, avec ses copains de
bistro près du téléphone de l'entrée, dans une sorte de gobelet
noir, avec un stylo bleu sans capuchon et un autre en fin de vie,
presque à court d'encre. C'est un crayon sans âme ni histoire, un
simple objet utilitaire. Qu'on perd, parfois. Et qu'on remplace quand
on y pense.
Chez la fille, au
contraire, le petit est bichonné. Taillé amoureusement chaque jour
après l'école, il trône sur le bureau blanc tel un trophée,
pailleté d'or, près de trois gommes parfumées en forme de cœurs.
Son frère n'a pas le droit de l'emprunter. Son frère n'a même pas
le droit de rentrer dans sa chambre, d'ailleurs.
Chez le grand-frère,
justement, le crayon se perd. Une fois au fond du sac à dos dans le
vrac des affaires de collège, une fois par terre au bas du bureau,
une autre fois encore au milieu d'un livre, il est le grand
aventurier, le copain du moment, qu'on prend, qu'on ne taille jamais
bien sûr, et qu'on retrouve quand on n'a plus besoin de lui. Depuis
une semaine, de belles marques de dents ornent son flanc tendre.
C'est que le garçon s'est lancé depuis peu dans un atelier -
théâtre. Et devant la glace, son compagnon crayon dans la bouche,
plus exactement entre ses dents, il s'applique à articuler des
tirades entières en alexandrins et rimes suivies. Le crayon ne s'en
plaint pas. Il est pourtant malmené et on lui bave dessus, mais il
sait que c'est pour la bonne cause. Ce n'est pas parce qu'il est un
crayon qu'il n'a pas compris ! Comme par hasard, la jolie Manon
fréquente elle aussi l'atelier – théâtre...
(©
Virginie Mège – janvier 2013)