L'insaisissable

Jacques Brel

Ce n'est pas vraiment un homme. A vrai dire, il ressemblerait plutôt à un cheval. Mais à un cheval qui chante plus qu'il ne hennit, qui fait vrombir le sol, hérisser les poils et rendre le coeur ivre à s'en crever d'effroi.

Et le peintre mordille le bout de son pinceau. Oui, c'est bien ça. Il va peindre un cheval.

Soudain le cheval étend ses bras. Et ces bras s'allongent, s'allongent à perte de vue. Ils semblent vouloir toucher le bout du monde, caresser tous les enfants, les faire venir à lui, sauver l'homme qui se noie. Les mains immenses et blanches se déploient, l'homme se fait marionnettiste puis échalas. Il devient oiseau. Il gagne en grâce. C'est maintenant un cygne délicat qui exprime une beauté triste. Et poignante. Bouleversante de douleur, juste et sublime.

Alors le peintre retrempe le pinceau dans le gobelet et change d'avis. Va pour un cygne. En arrière-plan, il mettra du bleu pastel.

Mais le cygne se tord brusquement de colère. Il exulte et le visage transpire. Comme un homme qui galvanise, du haut de son estrade ou bien de sa chaire d'église, il gronde des reproches. Il accuse et dénonce, tonitruant. Les femmes. Les bourgeois. Les moules et les frites. C'est Zeus en personne, serré dans son costume noir et sa chemise blanche. Les poils se hérissent de nouveau. En vérité, le tonnerre lui-même est moins effrayant.

L'irritation est contagieuse. A son tour le peintre fait la moue, tord sa moustache grise de dégoût et repose le pinceau. Il le rince puis l'essuie à son torchon.

Ce Jacques Brel est impossible à peindre. Il est vraiment le plus fier. Lui, il se prend pour lui. Ce n'est pas un homme. Ce n'est pas un cheval. Ce n'est pas un cygne ni un prêtre ni un je ne sais quoi. Non. C'est un emmerdeur. Voilà, c'est ça. C'est très simple. Un emmerdeur ! Qui rend fou Lino Ventura. Un qui chiale tout le temps et qui s'en vante. Qui beugle « ne me quitte pas ». Sans dignité. Sans chercher à être un homme, un vrai, qui pisse sur les femmes infidèles, beau et con à la fois. Lui, il pleure et se lamente. Un emmerdeur, on vous dit !

Alors le peintre range sa palette, replie son chevalet. Avant de partir, il se retourne une dernière fois. Derrière lui, s'étale un paysage sans relief, triste à mourir. Ce décor qui se refuse à lui, c'est le sien. Le plat pays.

Virginie Mège (novembre 2011)

Texte publié dans le cadre de l'atelier d'écriture de www.copiedouble.com
Sujet 37 : "Comme une chanson de Brel"